Souvenir du Grand Festival des Orphéonistes, Honoré Daumier, 1859
Le traitement et la diffusion de l’information posent question dans notre société. Le sujet devenait pressant depuis quelques années déjà mais il a atteint durant cette crise sanitaire un paroxysme. Avant même la pandémie, selon des enquêtes d’opinions, le métier de journaliste faisait partie des métiers les plus détestés des Français, figurant parmi ceux suscitant le moins de confiance de la part de la population. Et ces deux dernières années n’ont rien fait pour réduire cette défiance. C’est là un indicateur particulièrement inquiétant pour notre démocratie.
Dans « Un Monde heureux est (encore) possible », j’ai consacré un chapitre à l’Information. Et voici quelques nouveaux points de réflexion issus de la gestion de l’Information durant cette crise sanitaire.
Existe-t-il encore un 4ème pouvoir ?
La presse et les médias jouent un rôle essentiel dans une société. Ils ont avant tout pour mission de nous informer, de contribuer à notre réflexion en recherchant et en exposant la vérité, et ce dans tous les domaines. Puisqu’ils recherchent et exposent la vérité, ils peuvent être amenés à s’ériger contre les 3 autres pouvoirs traditionnels – exécutif, législatif, judiciaire – lorsque ceux-ci viennent à s’égarer. D’où l’idée d’un 4ème pouvoir, constituant un pilier essentiel à la vie démocratique. Aujourd’hui, ce pouvoir apparait grandement affaibli et ne semble pas avoir été en mesure de jouer son rôle durant les deux dernières années.
Les médias sont désormais soumis à d’énormes influences :
- Les propriétaires des médias appartiennent généralement à l’élite économique et financière et peuvent influer plus ou moins fortement sur les contenus diffusés.
- Les annonceurs publicitaires apportent des revenus significatifs aux médias et sont bien entendu susceptibles de bénéficier d’un traitement de faveur biaisé.
- De nombreux liens et passerelles existent entre la sphère politique et la sphère médiatique et il est aisé pour l’exécutif de pousser des informations choisies en usant de relations et de réseaux.
- Les médias sont sans cesse en quête d’audience, poussés par la concurrence, et ont tendance à se conformer aux discours majoritaires suscitant l’adhésion la plus large possible de la population, afin de maximiser leur part de marché. Ce faisant, ils éteignent le débat et étouffent les discours minoritaires contribuant à renforcer le risque de « tyrannie de la majorité » qu’évoquait déjà Alexis de Tocqueville il y a près de 200 ans.
- Comme dans toute profession, les journalistes peuvent avoir tendance à s’installer dans une forme de sécurité de l’emploi, inséré dans un système, avec le poids du corporatisme, des équipes qui les entourent, ressentant la pression inhérente à une organisation qui ne veut pas prendre de risques. Il est alors plus aisé de s’inscrire dans ce qui semble faire le plus consensus, ce qui paraît le plus en phase avec la volonté des pouvoirs exécutifs et législatifs.
Le 25 janvier 2022, lors d’une journée de débats organisée par l’Association des journalistes scientifiques de la presse d’information (AJSPI), la directrice de rédaction d’un grand média reconnaissait : « Dans un moment aussi, où on vous dit qu’on est en guerre et où toute la notion de cohésion générale de la société, vous êtes rappelés au fait qu’il ne faut pas non plus trop troubler les gens, et finalement, même si on a tenté au maximum de s’extraire de tout ça, pas trop aller à rebours de la parole officielle, puisque ce serait fragiliser un consensus social. »
On retrouve ici comment un média peut s’inscrire dans la parole gouvernementale, se conformer au consensus social, sans remettre en question le fait que le contexte de « guerre » est justement une création du gouvernement, que le consensus social a lui-même été façonné par la parole gouvernementale et par des mesures d’encerclement progressives de l’opinion publique visant à réduire la contestation à la ligne officielle.
Cette conformisation avec la parole gouvernementale découle également d’un manque de moyens et de compétences. Les médias modernes sont habitués à traiter l’information à chaud puis à l’évacuer quelques jours après sans jamais l’avoir approfondie. La même directrice de rédaction, lors du même débat, indiquait d’ailleurs : « on est habitués dans cette chaîne à prendre en charge une information qui déborde de tout le reste pendant une semaine, deux semaines au maximum. Mais on s’est trouvé à ne plus parler que de cela pendant des mois entiers. Alors même que, au moment où la crise démarre, il y avait une seule spécialiste de la santé. »
Du manque de compétences à l’incompétence, il n’y a qu’un pas que beaucoup ont allégrement franchi. Les médias ne se sont pas révélés à la hauteur de leur mission de recherche de la vérité. Face à une telle explosion pandémique affectant autant nos vies, la population aurait grandement gagné à ce que les médias augmentent considérablement leurs moyens de manière ciblée : création de cellules d’investigation avec des journalistes scientifiques dotés de moyens importants, veille internationale sur les études scientifiques, comparatifs précis sur les mesures prises dans les différents pays et les résultats obtenus, exigence de transparence vis-à-vis du gouvernement en imposant des conférences de presse hebdomadaires où les journalistes auraient pu pousser l’exécutif dans ses retranchements afin d’extraire une parole de vérité…
C’était aux journalistes, aux médias, d’imposer un rapport de force avec le gouvernement afin d’installer un terrain favorable à l’émergence de la vérité. Face à un pouvoir qui prend des décisions tranchées et restrictives de liberté, lesquelles décisions sont prises dans des enceintes secrètes – conseil de défense sanitaire soumis au secret défense, après consultation d’un comité opaque – conseil scientifique, la moindre des choses pour les journalistes était de questionner audacieusement et fermement les autorités. Au lieu de cela, les membres du gouvernement déroulaient leurs éléments de langage tels des rouleaux compresseurs, assommants d’autorité et parfois d’arrogance, sans rencontrer suffisamment de répondant de la part de journalistes démunis. Un tel déséquilibre n’est pas bon pour la démocratie et pour la population.
Les chiffres fournis par le gouvernement auraient aussi mérité une analyse constante par des équipes d’investigation, car il est naturellement permis de douter de l’exactitude et de l’interprétation de certains chiffres, à fortiori lorsque la gestion des chiffres et la stratégie de santé dépendent du même ministère. Les statisticiens savent bien à quel point il faut être vigilant lorsqu’on manipule des chiffres et que de nombreux biais, de nombreuses légèretés, d’erreurs manifestes, de nombreux partis pris sont possibles. A ce titre, le gouvernement a diffusé des publicités indiquant certains chiffres concernant les hospitalisations liées au Covid accompagnés du slogan : « On peut débattre de tout sauf des chiffres ». Un tel message est en soi scientifiquement faux et particulièrement inquiétant du point de vue démocratique. Mais la faiblesse de ce message ne s’arrête pas là : plusieurs semaines après, l’agence statistique du ministère de la Santé a elle-même annoncé qu’il y avait une erreur dans ces chiffres et qu’ils étaient désormais corrigés, retirant de ce fait le message publicitaire fallacieux. Non, on ne peut pas débattre de tout sauf des chiffres. Il est éminemment essentiel de débattre des chiffres et les médias n’ont pas fait leur travail sur ce point, se contentant de répéter sans aucun recul les chiffres qui leur étaient fournis par le gouvernement.
Éditorialisme et journalisme
Sur la scène médiatique de l’Information coexistent différents protagonistes, lesquels n’exercent pas le même métier. On trouve d’une part des éditorialistes ainsi que des chroniqueurs dont le métier est d’exposer leur point de vue, leur opinion, et d’autre part des journalistes dont le métier est de proposer une information traitée de manière objective, documentée, factuelle. Ce sont bel et bien des métiers radicalement différents obéissant à des règles différentes, des codes déontologiques différents. Un peu comme sur un terrain de football, le goal et les joueurs de champs jouent dans la même équipe mais ils ne font pas le même métier, l’un peut prendre la balle dans les mains mais pas les autres.
Or, nous sommes aujourd’hui confrontés à une grande confusion des genres et nous ne parvenons plus clairement à voir s’il s’agit d’un journaliste ou d’un éditorialiste qui s’exprime. Dans les débats télévisés qui inondent toute la journée les chaînes d’information, l’animateur du débat lui-même semble se départir de toute neutralité et suggère sans cesse son point de vue à la manière d’un éditorialiste. Des opinions et des avis sont donc exprimés à tort et à travers sans que l’intervenant ne précise quel rôle il est en train de jouer. Comme si tous les joueurs de l’équipe de foot se mettaient à prendre la balle dans les mains quand bon leur semble, s’affranchissant des règles du jeu.
Nous aurions grandement besoin de savoir clairement quand un journaliste est en train de s’exprimer, et quand il s’agit d’un éditorialiste ou d’un chroniqueur, au risque sinon de dispenser une information dont ne sait jamais si elle s’inscrit dans une démarche d’objectivité ou bien de subjectivité. Cela va peut-être de soi pour les médias mais ce n’est pas le cas pour nous autres spectateurs, auditeurs, lecteurs. Par exemple, pour la télévision, une mention précisant la qualité de l’intervenant pourrait être constamment présente à l’écran lorsque celui-ci s’exprime : journaliste, éditorialiste ou chroniqueur. Et ce d’autant plus que certains éditorialistes peuvent aussi parfois jouer le rôle de journalistes, accentuant encore la confusion des genres.
Durant cette crise sanitaire, les journalistes ont semblé largement céder le pas aux éditorialistes et chroniqueurs, soudain devenus des sachants ayant des avis tranchés sur des questions médicales alors que la communauté scientifique entamait à peine son nécessaire débat contradictoire. Beaucoup de ces éditorialistes et chroniqueurs ont rallié la ligne gouvernementale distillant à la population une pensée unique en matière de santé publique, de médecine, de restrictions de liberté. Toutefois, une minorité de médias, de journalistes, éditorialistes et chroniqueurs se sont dressés contre ce conformisme, nageant à contre-courant face à des forces puissantes. Leur présence a constitué une lueur salutaire dans ce que nombre d’entre nous ont vécu comme une sombre traversée du désert de l’Information.
Nous avons besoin de journalistes ayant une haute exigence d’objectivité, en quête de découverte et de vérité et non pas en quête de la confirmation d’un préjugé ancré en eux. Aujourd’hui, des journalistes posent parfois des questions orientées dans lesquelles on pressent clairement leur point de vue, ou bien ils laissent transparaître un sourire en coin qui suggère leur avis, parfois ils tirent des conclusions biaisées… Un serviteur de la vérité se doit d’être humble devant la réalité pour espérer tendre vers la plus haute objectivité possible. Assurément, une telle humilité fera bien plus la gloire d’un journaliste que la nature de ses points de vue personnels mal cachés.
Le courage du journaliste
Journaliste n’est pas un métier comme les autres.
Il constitue le pilier du 4ème pouvoir d’une démocratie. Chacun connaît la manière dont les régimes totalitaires ont systématiquement mis en place une censure muselant la liberté d’information. Le journaliste est donc un pare-feu contre les dérives des pouvoirs exécutifs, législatifs, judiciaires.
Bien sûr, être journaliste, c’est aussi un emploi, une situation financière et sociale que tout un chacun peut souhaiter préserver. Mais si l’exigence de vérité s’efface devant ces aspects de confort personnel, alors le métier perd sa substance même. Du courage est exigé pour ce métier. Lorsque vous êtes capitaine d’un navire, vous avez peut-être une famille et toutes sortes d’attachements qui vous conduisent à vous protéger personnellement ; pourtant en cas d’accident, vous devez quitter le navire en dernier à vos risques et péril. Cela va avec ce métier. Les journalistes sont les véritables capitaines de navire de l’Information, ils en sont les premiers responsables et l’accomplissement de leur mission exige du courage, qui peut les conduire à devoir affronter l’inconfort et la difficulté.
En contrepartie, la société doit protéger les journalistes qui la servent courageusement et faire en sorte que leur liberté d’exercice ne soit pas contrainte ou réprimandée par les autres pouvoirs de la société.
Si les journalistes sont aujourd’hui aussi détestés par une bonne partie de la population, c’est que tout cela n’est pas en place : ni le cadre entourant le métier, ni sa pratique quotidienne.
Un beau jour de janvier 1898, Emile Zola s’est dressé à lui tout seul contre une dérive d’État en publiant « J’accuse » dans le journal l’Aurore. Il a démasqué des mensonges qui arrangeaient bien le système en place, il a fait tomber ceux qui s’étaient compromis dans l’indignité en faisant condamner le bouc émissaire Alfred Dreyfus. Telle peut être la puissance d’un journaliste.
Restaurons ce 4ème pouvoir dans notre pays et voici une mesure dans ce sens.
Assises du Journalisme
Dès que possible, seraient organisées des Assises du Journalisme, réunissant tous les acteurs de l’Information : journalistes, éditorialistes, chroniqueurs, animateurs mais aussi propriétaire de médias, annonceurs publicitaires, instances de régulation du type CSA et plus largement tout acteur pouvant exercer une influence sur l’Information.
L’objectif serait alors de repenser le traitement et la diffusion de l’information, au service de la population :
Annexe
Enfin, pour ceux qui veulent aller plus loin sur le rôle des médias durant cette crise sanitaire, vous trouverez en annexe un petit florilège de défaillances médiatiques et d’arrangements avec la vérité: cliquez ici .
Découvrez les autres parties du texte, en cliquant:
1. Sanctuariser la parole scientifique
2. Encadrer strictement le lobbying
3. Restaurer la liberté journalistique
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